» A l’heure du voyage du pontife en Turquie

A l’heure du voyage du pontife en Turquie

A l'heure du voyage du pontife en Turquie, le souvenir de Mehmet II, immortalisé par Bellini, peut favoriser l'entente. Le pape, le peintre et le sultan Par Nedim GURSEL QUOTIDIEN : jeudi 30 novembre 2006 Nedim GÜRSEL écrivain turc, directeur de recherche au CNRS. Ce n'est pas la première fois qu'un pape visite la Turquie. Avant Benoît XVI, ses prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II avaient déjà effectué le voyage du Levant pour rencontrer le patriarche de Constantinople. Mais c'est la première fois que l'on organise, dans le pays de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République laïque, des manifestations contre la chrétienté en la personne du souverain pontife. Et c'est grave. Car la Turquie, depuis l'empire Ottoman, a toujours pratiqué un islam tolérant à l'égard des non musulmans. Certes, la marche des Turcs vers l'Occident ne fut pas toujours pacifique mais aujourd'hui ils désirent adhérer à l'UE, même si ce désir est en train de s'atténuer. On évoque souvent «le choc des civilisations» et le désastre qu'il entraînerait tout en mettant l'accent, à chaque occasion, sur les conflits entre l'Occident chrétien et l'Orient musulman. C'est aussi le cas aujourd'hui, au moment où le pape entame son voyage en Turquie qualifié de «politique». Or l'espace européen a été, au cours des siècles, un espace d'échanges, notamment culturels. Vous pouvez admirer à l'Institut du monde arabe, dans le cadre de l'exposition «Venise et l'Orient», le portrait de Mehmet II que nous appelons le Conquérant et dont j'ai longuement parlé dans un de mes romans. Ce portrait, peint à Istanbul par le Vénitien Gentile Bellini en 1 479, est à mon sens la métaphore par excellence de la rencontre des deux civilisations à travers la peinture. Gentile Bellini a abordé le monde intérieur du modèle avec un courage inattendu et l a représenté dans la solitude du pouvoir. Il porte le turban blanc enroulé autour d'un cône rouge et paraît avoir froid à l'intérieur de son caftan rouge à col de fourrure. Son visage est pâle, les yeux sortent des orbites. Et ses pommettes sont à peine visibles sur le fond noir. Son nez aquilin touche presque sa bouche, son regard est morne. Sa barbe a la même couleur que le col ­ peut-être un peu plus roux, tirant sur le cuivre. Parce que le peintre a deviné son grand rêve, son but secret, et même s'il ne fait pas le rapport entre la coupole de la basilique Saint-Pierre et la légende de la Pomme rouge, il sait que Mehmet faisait des plans pour conquérir la Rome occidentale après la Rome orientale, et pour cette raison il a confiné le conquérant d'Istanbul entre deux colonnes romaines. Pourtant Mehmet renonça à ses rêves de conquête et demanda à un peintre chrétien de le portraiturer malgré l'interdiction de l'image dans l'islam. Ainsi fut-il le premier monarque musulman qui s'est fait faire son portait. Ceux qui revendiquent aujourd'hui son héritage n'ont ni son ouverture d'esprit ni sa curiosité. Ce n'est pas par hasard qu'un autre pape, Pie II, lui proposa de se convertir au christianisme. Le sultan ne l'accepta pas mais demanda à Ghennadios, prédécesseur de Bartholomée Ier, archevêque d'Istanbul que Benoît XVI va rencontrer, de rédiger à son attention un traité sur la chrétienté. Il le lit et l'apprécia, selon les chroniqueurs oculaires qui témoignent tous de la grande curiosité de Mehmet pour le monde occidental. En fait, le pape vient en Turquie pour approcher les deux églises et non les deux civilisations. Alors pourquoi ce tapage qui détériore l'image de la Turquie en Europe dont elle veut faire partie intégrante un jour ? Laissons au pape ce qui lui appartient et à la Turquie le droit d'exprimer sa vocation européenne. Dernier livre: les Turbans de Venise (éd. du Seuil).